Apollon et Daphné
Les Métamorphoses « Apollon et Daphné » (I, 468-567) – texte abrégé
Le premier amour d’Apollon fut Daphné, la fille du fleuve Pénée. Cette passion ne fut point l’ouvrage de l’aveugle hasard, mais la vengeance de l’amour irrité. Apollon avait vu Cupidon qui tendait avec effort la corde de son arc : «Faible enfant, lui dit-il, que fais-tu avec ces armes pesantes ? Ce carquois ne convient qu’à l’épaule du dieu qui peut porter des coups certains aux bêtes féroces. Contente-toi d’allumer, avec ton flambeau, je ne sais quelles flammes amoureuses, et garde-toi bien de prétendre égaler mes triomphes». Le fils de Vénus, répondit : «Apollon, rien n’échappe à tes flèches, mais tu n’échapperas pas aux miennes. ».
Il dit, et, cinglant l’air de son aile rapide, il s’élève. Il tire de son carquois deux flèches dont les effets sont bien différents : l’une inspire l’amour, et l’autre le repousse. La première est dorée, sa pointe est aiguë et brillante, la seconde n’est armée que de plomb, et sa pointe est émoussée. C’est de ce dernier trait que le dieu atteint la fille de Pénée ; c’est de l’autre qu’il blesse Apollon et le perce jusqu’à la moelle des os. Apollon aime aussitôt, et Daphné hait jusqu’au nom de son amant (3).
Pareille à la chaste Diane (4), Daphné aime s’égarer au fond des bois à la poursuite des bêtes féroces, et se parer de leurs dépouilles. Pleine de dédain (5) pour les hommes qu’elle ne connaît pas encore, elle parcourt les solitudes des forêts, heureuse d’ignorer l’amour et le mariage. Souvent son père lui disait : « : «Ma fille, tu me dois des petits-enfants». Mais Daphné, repoussant comme un crime cette pensée, rougissait, ce qui donnait un nouveau charme à sa beauté. Suspendue au cou de son père, elle lui disait : «Cher auteur de mes jours, permettez-moi de ne pas me marier. Jupiter a bien accordé cette grâce à Diane». Et Pénée cède aux désirs de sa fille.
Inutile victoire ! Ta beauté, ô Daphné, s’oppose à tes desseins (6). Phébus aime. Il a vu Daphné et veut s’unir à elle. Il voit les cheveux de la nymphe flotter négligemment sur ses épaules. Il voit ses yeux briller comme des astres. Il voit sa bouche vermeille (7). Daphné fuit plus rapide que le vent, et c’est inutilement qu’il cherche à la retenir par ses paroles : «Nymphe du Pénée, je t’en prie, arrête ! Ce n’est pas un ennemi qui te poursuit. La brebis fuit le loup, la biche le lion ; chacun se dérobe à son ennemi. Mais c’est l’amour qui me précipite sur tes traces. Malheureux que je suis ! Prends garde de tomber ! Que ces épines cruelles ne blessent pas tes pieds délicats ! Que je ne sois pas pour toi une cause de douleur ! Les sentiers où tu cours sont difficiles. Ah ! de grâce, ralentis ta fuite, et je ralentirai moi-même. Connais du moins celui qui t’aime. Imprudente, tu ne sais pas qui tu fuis. Jupiter est mon père. Ma bouche dévoile aux mortels l’avenir, le passé, le présent. Ils me doivent l’art d’unir la lyre à la voix. Mes flèches sont sûres de leurs coups. Hélas ! il en est une plus sûre encore qui m’a percé le cœur. Le monde m’honore comme un dieu secourable, et le pouvoir des plantes est sans mystères pour moi, mais en est-il une qui guérisse de l’amour ? Mon art, utile à tous les hommes, est, hélas ! impuissant pour moi-même ! »
Il parlait, mais, emportée par l’effroi, la fille de Pénée continue de fuir, et laisse bien loin derrière elle Apollon et ses discours inachevés. Elle fuit, et le dieu lui trouve encore des charmes. Se laissant emporter par l’amour, le jeune dieu suit Daphné d’un pas plus rapide. Le dieu semble voler. Il poursuit la nymphe sans relâche, et, penché sur la fugitive, il est si près de l’atteindre, que le souffle de son haleine effleure ses cheveux flottants.
Succombant à la fatigue, elle pâlit, tourne ses regards vers les eaux du Pénée. Elle s’écrie : «S’il est vrai que les fleuves ont la puissance des dieux, ô mon père, secourez-moi. Détruisez, en me changeant, cette beauté qui cause mon malheur». À peine elle achevait cette prière, que ses membres s’engourdissent. Une écorce légère enveloppe son sein délicat. Ses cheveux verdissent en feuillage, ses bras s’allongent en rameaux. Ses pieds, naguère si rapides, prennent racine et s’attachent à la terre. La cime d’un arbre couronne sa tête. Il ne reste plus d’elle-même que l’éclat de sa beauté passée. Apollon l’aime encore, et, pressant de sa main le nouvel arbre, il sent, sous l’écorce naissante, palpiter le cœur de Daphné. «Ah ! dit-il, puisque tu ne peux devenir l’épouse d’Apollon, sois son arbre du moins». Il dit, et le laurier, inclinant ses jeunes rameaux, agita doucement sa cime. C’était le signe de tête de Daphné, qui acceptait les faveurs d’Apollon.
Notes :
3 – Son amant : celui qui l’aime (Apollon).
4 – La chaste Diane : la déesse Diane ne veut pas avoir de relations avec les hommes ni même les dieux.
5 – Dédain : mépris.
6 – Tes desseins : tes projets.
7 – Vermeille : rouge.